8 : Les technologies numériques ont des répercussions sur les données officielles et les instruments de la politique macroéconomique

Il est essentiel d’avoir des données fiables pour faire des prévisions économiques. Les technologies numériques remettent en question la certitude qu’offraient auparavant les statistiques officielles et les modèles macroéconomiques. 13 15,20

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Les technologies numériques ont des répercussions sur les données officielles et les instruments de la politique macroéconomique

Il est essentiel d’avoir des données fiables pour faire des prévisions économiques. Les technologies numériques remettent en question la certitude qu’offraient auparavant les statistiques officielles et les modèles macroéconomiques. Il y a un besoin grandissant de vérifier si les tendances économiques sont décrites ou prévues d’une manière exacte.

L’essor rapide du marché mondial du travail provoqué par les plateformes numériques exige de meilleures façons de mesurer son évolution et le rythme auquel elle se fait. Les plateformes accélèrent le dégroupement des services et emplois professionnels en tâches discrètes, ce qui change la signification de l’emploi et du chômage. Un éventail grandissant de tâches à l’intérieur d’un vaste spectre de compétences peut être accompli n’importe où dans le monde. La relation entre le temps consacré à la recherche de travail rémunéré et celui passé à faire le travail change aussi à mesure que la concurrence augmente. La gestion algorithmique peut réduire les coûts transactionnels de la recherche de travail rémunéré, mais elle augmente aussi l’irrégularité du travail et le taux de rémunération. La soumission pour des tâches et des contrats estompe aussi la démarcation entre l’emploi et le chômage. Les travailleurs sont payés de diverses façons, notamment par dépôt direct, en espèces, sous forme de troc ou au moyen de cartes-cadeaux. Les gains ne sont pas tous déclarés pour les impôts.

On ne sait pas au juste à quelle vitesse cette forme de travail se répand dans le monde. Les agences statistiques s’efforcent de mesurer la taille et l’augmentation du chômage et du travail autonome sur les plateformes numériques. L’ampleur de ce phénomène est critique, car son échelle pourrait affecter les mesures de la progression du chômage et de l’emploi, deux paramètres essentiels pour la politique macroéconomique.

L’Online Labour Index de l’Oxford Internet Institute recueille quotidiennement des données à partir de six sites anglophones largement utilisés qui couvrent environ 70 % de ce marché. Cet indice a progressé de 30 % entre juin 2016 et mars 20191. La part de ce marché mondial détenue par le Canada est passée de 4,1 % à 9,5 % pendant cette période. Le Canada est le cinquième plus grand utilisateur de main-d’œuvre sur demande sur ces sites (les États-Unis et l’Europe sont les plus grands « employeurs ») et le huitième fournisseur en importance de travailleurs accomplissant des tâches (l’Inde et le Bangladesh sont les deux plus importants). Une étude de la Banque du Canada a estimé qu’environ 3,5 % de la main-d’œuvre du pays faisait ce genre de travail à la fin de 2018. Cela représente environ 70 000 emplois équivalents temps plein qui ne sont pas pris en compte dans les statistiques officielles sur la main-d’œuvre2.

Les mesures du produit intérieur brut (PIB) peuvent sous-estimer le volume véritable de l’activité économique. Statistique Canada ne mesure pas directement le commerce électronique canadien sur les plateformes internationales comme Amazon, Alibaba ou eBay, ce qui affecte la fidélité des tendances statistiques de la consommation des ménages et du commerce. En outre, l’utilisation des cryptomonnaies est en hausse, comme réserve de valeur et forme de devise. Le nombre de cryptomonnaies est aussi à la hausse3, ce qui rappelle le processus selon lequel les États-Unis ont fait la transition vers le dollar américain4. L’essentiel de cette activité est mené à des fins d’investissement et de spéculation, mais certaines cryptomonnaies forment les bases de zones de commerce et d’échange alternatives, aussi bien légales qu’illégales. Comme l’utilisation de la cryptomonnaie n’est pas exprimée en dollars, elle n’est pas incluse dans les systèmes de comptes nationaux.

La technologie numérique facilite aussi l’échange direct de marchandises sans monnaie5. Ce genre d’opérations n’est pas pris en compte et est impossible à prendre en compte, les valeurs relatives étant fonction du détenteur.

Le mélange de monnaies numériques et de promesses de comptant et de crédit dans les jeux en ligne et sur les plateformes numériques brouille un peu plus les distinctions entre le virtuel et le « réel », ainsi que ce qui est considéré comme une activité économique dans nos systèmes de comptabilité nationale6. Si ces systèmes de négoce alternatifs continuent de gagner en importance, l’activité économique sera de plus en plus difficile à saisir au moyen du PIB.

Les rapports entre les statistiques utilisées et la réalité économique sous-jacente qu’elles sont censées représenter sont en train de fléchir. Les renseignements qui guident la prise de décisions macroéconomiques sont déclarés sur une base annuelle, trimestrielle ou mensuelle. Il peut se passer des semaines, des mois et même plus d’une année entre les études et la présentation des conclusions. Les taux de réponse aux sondages sont en baisse, et la quantité et le genre de bases d’information numérisées augmentent. En parallèle à cela, les gouvernements et les agences statistiques cherchent des façons d’intégrer des données plus ponctuelles provenant de diverses sources pour améliorer leur compréhension des tendances émergentes et leur réaction à celles-ci7. Toutefois, dans le monde très changeant de la technologie numérique, il devient de plus en plus compliqué d’effectuer la collecte et l’analyse des données. Les données des systèmes administratifs peuvent être exclusives et coûteuses. De plus, il arrive que les entreprises empêchent l’examen des données ou les divulguent d’une manière sélective8.

Une quantité grandissante de données est recueillie auprès d’un éventail croissant de sources (sources publiques, privées et administratives, réseaux sociaux et capteurs). Cela soulève des questions à propos de la qualité de ces données et de la façon d’intégrer au mieux les différents types.

Les indications de prix qui guident l’analyse macroéconomique faiblissent si les données traduisent moins d’activité sur le marché du travail, d’achats de biens et services, et de financières. Cela a des répercussions sur les décisions stratégiques fiscales et monétaires.

Les technologies numériques peuvent aussi remettre en question les hypothèses des modèles macroéconomiques. Les innovations qui génèrent une plus grande productivité (davantage d’extrants pour autant ou moins d’intrants) entraînent une plus grande croissance du PIB. Les innovations numériques peuvent faire l’objet d’une adoption tellement répandue et générer une multitude d’efficacités telle qu’elles mènent à une déflation généralisée des prix et à la stagnation ou au repli du PIB (destruction de la demande).

Les technologies numériques pourraient accroître ou affaiblir la robustesse des données, réduire ou augmenter l’incertitude et la volatilité du cycle des affaires et des revenus des ménages, et renforcer ou remettre en question les hypothèses de base de l’économie. Cela réduirait la fiabilité des prévisions macroéconomiques, et remettrait en question la planification et la croissance commerciales et gouvernementales. Cette situation affaiblirait à son tour la politique macroéconomique.

Notes en fin de texte

1 « Introducing the iLabour Project », article traitant du projet iLabour qui enquête sur la construction des marchés, institutions et mouvements du travail sur Internet, consulté le jour mois 2020, http://ilabour.oii.ox.ac.uk/online-labour-index/

2 Olena Kostyshyna et Corinne Luu, 2019, “The Size and Characteristics of Informal (“Gig”) Work in Canada, Bank of Canada, https://www.bankofcanada.ca/resources/wp-content/uploads/2019/02/san2019-6.pdf.

3 Le Bitcoin et l’Ethereum sont les plus connues des 1 584 cryptomonnaies existantes, une augmentation par rapport aux 1 565 recensées à la fin de 2017; article consulté le jour mois 2020, https://coinmarketcap.com/all/views/all/.

4 Clive Thompson, « What the Founding Fathers’ Money Problems Can Teach Us About Bitcoin »”, Smithsonian Magazine, Apavril 2018, https://www.smithsonianmag.com/innovation/founding-fathers-money-problems-bitcoin-180968393/.
John Szramiak, « The History of Money: A Brief Look at American Currency »”, Business Insider, 18 juin 2016, http://www.businessinsider.com/the-history-of-american-money-2016-6.

5 Quand ce genre de plateforme de négoce est trop utilisée, elle cède la place à un système basé sur des devises. Michael Oliveira, « Bartering Community Bunz Launches Digital Currency in Move Some Say Goes Against its Original Purpose », 9 avril 2018, Financial Post, http://business.financialpost.com/technology/blockchain/canadian-online-bartering-community-bunz-launches-digital-currency.

6 Charlie Fink, « How Are People Making Money in VR… or Will They? », 2 janvier 2018, Forbes, https://www.forbes.com/sites/charliefink/2018/01/02/how-are-people-making-money-in-vr-or-when-will-they/#17fea27f75d7.

7 Cornelia L. Hammer, et coll. « Big Data: Potential, Challenges, and Statistical Implications », IMF Staff Discussion Note, Fonds monétaire international, septembre 2017,http://www.imf.org/~/media/Files/Publications/SDN/2017/sdn1706-bigdata.ashx.
Parmi les premiers exemples du genre au Canada, Statistique Canada a annoncé qu’elle complèterait les données de l’Enquête sur la population active avec des offres d’emploi sur Kijiji pour évaluer de bonne foi la pénurie de main-d’œuvre au gouvernement fédéral pendant la controverse sur les travailleurs étrangers temporaires en 2014. Bill Curry et Tavia Grant, « Tories Defend Use of Kijiji Data in Face of Opposition Ridicule », Globe and Mail, 26 mars 2014, https://www.theglobeandmail.com/news/politics/tories-defend-use-of-kijiji-data-in-face-of-opposition-ridicule/article17690737/. L’utilisation de cette source a été abandonnée par la suite et le taux de postes vacants a plongé. Bill Curry, « Job-Vacancy Rate Plunges as Tories Drop Kijiji Data », 5 mai 2014, https://www.theglobeandmail.com/report-on-business/economy/jobs/ottawa-adjust-labour-data-raising-questions-about-national-skills-shortage/article18457198/.

8 Armine Yalnizyan, « Truth and Truthiness in Economic Statistics », Behind the Numbers (blogue), 9 juin 2015, http://behindthenumbers.ca/2015/06/09/truth-and-truthiness-in-economic-stats/.


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